Juillet 2021 – Mars 2022
Par Adèle de Boisgrollier
Septembre 2021, je suis quelque part dans la brousse Casamançaise au sud du Sénégal. Nous sommes trois sur une moto à slalomer entre les flaques d’eau. Le sable de la piste est rouge, partout autour le vert explose, une odeur de menthe sauvage flotte dans l’air ; c’est la saison humide. Nous nous rendons à un village voisin pour y faire la fête.
À 21 h, nous sommes coincé.es dans le bar en raison d’une pluie torrentielle. L’endroit est pratiquement vide, à l’exception de ma voisine avec qui j’engage la discussion. Elle s’appelle Oumou, elle est guinéenne… et elle est danseuse! On échange trois mots, je lui dis que je suis aussi danseuse et elle m’invite aussitôt à venir répéter avec son groupe.
C’est ainsi que j’intègre la troupe de danse et de percussions guinéennes Wassolon, basée à Abéné au Sénégal.
Je suis arrivée au Sénégal en juillet, poussée par l’envie de danser et de voyager en dehors du monde occidental. A l’issu de mon parcours de formation j’avais envie de voir comment on danse en dehors du monde institutionnalisé et professionnel qui était le mien. Je voulais sortir de mon microcosme culturel et voir du côté de ce continent dont je ne savais rien à part ce que voulaient bien m’en dire les médias grand public. J’étais désireuse d’expérimenter autre chose que le récit occidental dominant.
Pour faire mes premiers pas sur ce nouveau continent, j’ai tout de même choisi de commencer par le cadre rassurant d’une institution, l’École des Sables, qui dispensait un stage international professionnel. Je n’avais jamais pratiqué de « danses africaines » et ne soupçonnais même pas l’immense diversité que recouvre ce terme.
Au cours des six semaines de stage, j’ai été initiée aux danses traditionnelles du Congo, du Gabon, du Cameroun, du Rwanda et de la Côte d’Ivoire ainsi qu’à la technique Acogny, créée par la fondatrice de l’école, Germaine Acogny. J’ai rencontré des interprètes autodidactes qui m’ont impressionnés par leur pluridisciplinarité. J’ai échangé avec des artistes dont le travail a été censuré dans leur propre pays. J’ai écouté l’histoire d’africain.es de la diaspora qui venaient sur le continent pour la première fois ou d’autres qui revenaient après s’être établis en Europe. Toutes et tous uni.es par la danse, malgré nos différences. Nous avions fait l’effort d’être là en période de crise sanitaire.
Le stage avait répondu à un bon nombre de mes attentes, en termes d’ouverture à d’autres danses et cultures. J’en suis sortie enrichie par les échanges et les apprentissages dispensé et avec l’envie d’en voir encore plus. Après ces six semaines qui m’ont mis en confiance, j’étais déterminée à sortir du cadre et approfondir ma recherche. Sans grandes attentes quant à savoir si j’allais danser ou pas, je suis allée plus loin… jusqu’à ce bar de Casamance un soir de saison des pluies.
Avec le mois d’octobre, arrive la fin de la saison des pluies et le début des répétitions. Le groupe Wassolon est une troupe de danse et de percussions guinéennes, art traditionnel de Guinée Conakry, pays limitrophe du Sénégal. Notre groupe est composé de guinéen.nes (de l’ethnie Soussous), venus chercher des opportunités de travail, ainsi que de sénégalais.es initié.es à ces danses par l’arrivée de leurs voisins. En effet, la Guinée a une politique de valorisation de ses arts de la scène et ceux-ci rayonnent donc au-delà des frontières nationales.
Avec la troupe, on répète dehors, sous les manguiers, six jours par semaine. Avant chaque répétition, on lave le sol des feuilles et des graines tombées pendant la nuit avec un balai en tige de rosnier. Puis on va puiser de l’eau pour arroser le sol ; autrement, en saison sèche, la poussière nous envahit. On danse pieds nus sur la terre battue. Quand assez de monde est présent et que les premiers djembés résonnent, on commence avec l’échauffement : course, petits sauts et étirements dynamiques au rythme des djembés. On poursuit avec des traversées de l’espace, filles et garçons séparés. Quelqu’un prend la tête de la traversée et propose un mouvement que les autres répètent. Chacun peut prendre la tête selon son niveau de confiance. A cette occasion, les musiciens jouent deux rythmes différents.
Finalement, on pratique « les ballets » qui composent le programme que nous allons jouer aux festivals. Chaque ballet correspond à un rythme : Soko, Doundoumba, Koukou… pour ne citer que ceux-là. Chaque rythme a un éventail de mouvements inhérents. Ainsi, notre ballet Soko, par exemple, était une création originale composée à partir des mouvements spécifiques à ce rythme.
Pendant les répétitions, j’ai découvert une nouvelle façon d’aborder la danse. Par exemple, le processus d’apprentissage. Ici, la transmission se fait par mimétisme. Des enfants lors d’une célébration traditionnelle, ou des sénégalais.es lors d’une répétition de danse guinéenne apprennent à force d’observation et de répétition. J’ai essayé de poser des questions. En réponse, on me remontrait le mouvement sans plus d’explication. C’est donc tous les outils de compréhension du mouvement et d’écoute de mes sensations, acquis pendant ma formation antérieure, qui m’ont permis d’être autonome et rapide dans mon apprentissage. Je me souviens, notamment, avoir compris la dynamique de base des sauts caractéristiques de la danse guinéenne, seulement quelques heures avant notre première représentation. J’ai également découvert une autre relation à la musique. Elle n’est pas comptée à la manière de la danse contemporaine ou classique. Les danseurs.seuses se basent sur leur connaissance du rythme. Pour le départ, c’est les musiciens qui décident, en nous donnant « l’appel ». Chaque rythme a son appel et annonce celui-ci. D’ailleurs, la plupart des danseurs.euses savent jouer de la musique, et inversement. Musique et danse se lient étroitement et chacun doit savoir comprendre l’autre.
De décembre 2021 à février 2022, nous avons joué dans six festivals, dont deux en Gambie, pays voisin enclavé au milieu du Sénégal. L’improvisation et l’interaction avec le public ont une grande place dans les performances. Très souvent, des personnes du public viennent nous rejoindre sur scène à la fin du spectacle. Il en est de même pendant les répétitions qui sont toujours ouvertes aux curieux.seuses. Ici, il n’est pas question d’un quatrième mur. Les musiciens et la troupe accueillent simplement et joyeusement ces moments d’improvisation collective. C’est toute la saveur de ces festivals où artistes et public se confondent au rythme de leurs danses traditionnelles.
En dehors de la troupe et à travers ma vie quotidienne au village, j’ai également découvert les danses traditionnelles de Casamance que sont les danses des ethnies Diola et Mandingue. Dans mon village d’accueil, chaque célébration est prétexte à la danse ; mariage, baptême, rites de passages, victoire de foot, soirée entre jeunes… La danse est présente au quotidien ; elle est un vecteur social. On se rassemble, on fête, on danse. Quel bonheur pour moi de découvrir une société où la danse a une telle importance.
J’ai appris par mimétisme et, une fois passées les premières timidités, je pouvais apprécier la générosité des habitant.e.s qui m’encourageaient toujours. Comme le soir de la victoire de l’équipe de foot du Sénégal à la CAN (Coupe d’Afrique des Nations), mon amie Fanta, avec un bidon vide et un bâton en bois, s’arrêtait dans la foule pour taper un rythme et me dire « danse, Adèle, danse! ». Ou encore, pendant une cérémonie de passage pour les jeunes garçons (Diambadong), où une vieille femme, alors que je dansais, est venue déposer son étoffe sur mes épaules en signe d’approbation. Les souvenirs de ces célébrations restent parmi mes meilleurs. Mais cela m’a pris du temps avant de m’affirmer dans la danse.
Avant ma première représentation, j’avais deux peurs : celle que ma performance de danse contemporaine ne soit pas comprise et celle qu’on ne comprenne pas que je suis débutante en danse guinéenne. En bref, j’avais peur de ne pas être comprise ; pas si étonnant pour une voyageuse en terre étrangère. Il s’est avéré que je me trompais. Je sous-estimais le pouvoir universel de la danse. Aussi bien sur scène que pendant les célébrations du village, rien ne m’a plus rapproché des habitant.e.s que de danser avec eux. Les jours qui ont suivi ma performance dans mon village d’accueil, je me faisais interpeller chaleureusement par des inconnu.e.s, la danse ayant abaissé les barrières culturelles. Et contre mes propres attentes c’est mon improvisation en danse contemporaine, que je faisais au son de la kora au début de notre performance, qui a le plus marqué les esprits.
Mars arrive finalement et amène le temps du bilan. Ce qui s’est passé pour moi pendant ce voyage peut se résumer par un fait très simple. Je pensais rester deux mois… j’en suis resté huit. Après la belle introduction offerte par l’École des Sables, malgré quelques doutes et contre certains avis, j’ai décidé de rester et creuser davantage. Cela m’a valu mes plus belles découvertes. J’ai expérimenté le pouvoir rassembleur et universel de la danse. J’ai appris à m’adapter dans une culture qui n’est pas la mienne. J’ai appris à m’affirmer et mobiliser mes compétences. J’ai appris à oser et moins me juger. J’ai appris à saisir l’instant et l’imprévu. J’ai commencé à apprendre les danses guinéennes, entre autres.
Ce premier voyage marque le début d’une histoire d’amour mouvementée.
– Adèle de Boisgrollier, diplômée 2021
/// Dans la rubrique Vie étudiante, les étudiant.es en danse contemporaine à l’EDCM prennent la plume : l’occasion de découvrir différents points de vue et sujets en lien avec la formation professionnelle, le quotidien des jeunes artistes et la vie à Montréal. ///
Photos © ADRIEN SCAT | En images : Abdoulaye Gabéla Sylla, directeur de la troupe Wassolon, et les artistes Oumi Donboula, Florence Diassy, Ansoumana Diédhiou, Bilal Diallo et Bamba Konté.